Pour un consensus minimum autour des enjeux éducatifs en Haïti
Par Augustin Nelson, Ph.D Professeur à l'université Directeur du Collège Canado-Haïti
La société haïtienne d’aujourd’hui se trouve à la croisée de différents chemins avec plusieurs itinéraires possibles pouvant conduire à un changement véritable. À n’en pas douter, fédérer les Haïtiens et les Haïtiennes autour d’un projet collectif sera l’un des enjeux majeurs que le pays devra relever rapidement s’il veut tirer les leçons des évènements douloureux de ces derniers temps. Cet article se propose d’étudier certains de ces itinéraires sans exclusive ni a priori. Il appelle à explorer et à expérimenter. Certains itinéraires conduiront à des impasses ; d’autres déboucheront sur des horizons nouveaux. L’heure est à l’humilité et nous oblige à admettre que nous n’avons pas encore trouvé l’itinéraire parfait. Mais rien n’empêche de continuer à chercher.
Dans mes
propos, je me pencherai sur le système scolaire haïtien. Je passerai en revue
les difficultés des acteurs à éduquer, instruire et émanciper. Il faut
comprendre l’émancipation comme un accès à l’autonomie du jugement, condition
de la citoyenneté. Il s’agit d’oser la parole dans le débat scientifique et
technique sur l’éducation en vue de contribuer, sur le long terme, à créer des
conditions minimales d’une rationalité de gestion de l’éducation dans le pays.
Un système éducatif à mieux réformer
La société
haïtienne est préoccupée par le fonctionnement de son système éducatif. Système
éducatif pris ici dans le sens de toutes les composantes et tous les acteurs
interagissant dans l’enseignement et la formation. Les chercheurs et
chercheuses en éducation en Haïti font état de la nécessité d’une mutation
globale de l’école et des réformes appropriées ; cela passe inévitablement
par un consensus minimum au sein de la société.
Réformer
l’école ne se résume pas à des « mesurettes », encore moins à des mesures
éphémères. Face à un rapport au savoir inégal d’un milieu à l’autre (Nelson,
2015), le modèle centralisateur actuel devient impuissant. Il faudrait que l’on
se penche davantage sur l’identification des innovations attendues, la
détermination des priorités d’action et les modalités de leur mise en œuvre et
surtout leur gestion. Car mener à bien une réforme, c’est d’abord se donner les
moyens de concrétiser un processus de transformation progressive. C’est
également être en mesure de piloter les changements.
Quel accompagnement pour ces changements
Gérer et
améliorer le système scolaire revient à systématiser le processus d’évaluation
afin qu’il devienne un outil de régulation interne, un levier susceptible
d’amener les acteurs à modifier leur façon de faire. Le statu quo n’est plus de
mise, car la société dans son ensemble exige une utilisation rationnelle des
fonds publics et la rentabilité de ces fonds dépend de l’efficacité de l’école.
Les familles, les employeurs, tant publics que privés, ne veulent plus d’une
main-d’œuvre non formée ou non qualifiée. Voilà pourquoi ces changements
devraient s’accompagner de stratégies comme : la supervision, la consultation,
l’expertise, l’analyse des pratiques, la formation continue, la communauté de
pratiques, le mentorat, etc.
Un exemple de
changement que l’on peut considérer c’est la transition vers le secondaire
rénové dans le système scolaire haïtien. Ce changement essentiel enclenché
depuis en 2007 fait face d’une part à un problème d’efficacité par le fait que,
faute de pilotage, les résultats ne correspondent pas aux objectifs fixés et
d’autre part à un problème d’efficience en raison d’une carence de mobilisation
rationnelle et optimale des moyens nécessaires à l’implémentation de ce
changement.
Un deuxième
exemple de changement à considérer est la note de presse du ministère de
l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle, en date du 14 avril
2020, annonçant la décision de l’État de rendre la promotion automatique
obligatoire au niveau du premier cycle fondamental à partir de la prochaine
année scolaire 2020-2021.
Dans le cas
d’Haïti, un tel changement devrait rentrer dans un cadre global de réflexion
sur le redoublement dans tout le système scolaire et surtout sur le dispositif
d’encadrement des absentéistes, des élèves en difficulté d’apprentissage et des
professionnels de l’éducation dans leurs pratiques. Car la promotion
automatique oblige les acteurs du système à encadrer cette mesure, c’est-à-dire
prévoir les dispositions à prendre par rapport aux élèves qui n’auraient pas
satisfait aux compétences requises pour intégrer un nouveau cycle d’étude.
Des débats
devraient avoir lieu concernant le passage en classe supérieure au niveau de
l’ensemble du système scolaire. Autrement dit, la décision de la promotion
automatique dans un cycle donné devrait s’accompagner d’un ensemble de mesures
visant à accompagner les élèves qui éprouvent des difficultés de comportement
et/ou d’apprentissage tout le long de leur scolarisation.
Promotion automatique : parlons-en
De nombreuses
études démontrent l’inefficacité pédagogique du redoublement pour remédier aux
difficultés scolaires des élèves. Les experts montrent que cette pratique est à
bannir. Fortes notamment de ces constats scientifiques, des politiques de lutte
contre le redoublement ont été entreprises, durant les dernières décennies,
dans plusieurs pays : France, Canada (province du Québec), Suisse (Canton de
Genève) ou encore Belgique (Communauté française) et récemment Haïti.
Pour
accompagner ce changement majeur dans le système éducatif haïtien, il serait de
bon ton d’opérer des modifications spectaculaires dans les procédures
d’inspection des établissements scolaires sur tout le territoire. Ces nouvelles
procédures d’inspection renforceraient le pouvoir de contrôle de l’État. Ce
serait la voie principale pour mieux saisir les facteurs d’inefficacité et de
différenciation au sein du système d’enseignement et d’assurer un pilotage plus
rapproché de celui-ci.
En réalité, les
questions de fond relatives à la promotion automatique sont : comment aider les
enfants qui n’apprennent pas ce qu’ils devraient durant une année scolaire ?
Que faire d’un enfant malade qui n’a pas pu suivre les cours durant l’année
scolaire ? Qu’en est-il de ceux qui n’auraient pas avancé dans le
travail de codage et d’encodage ? Comment faire passer ces enfants dans la
classe supérieure s’ils n’ont pas acquis les bases de la lecture et de
l’écriture essentielles pour la suite de leur scolarisation ?
Comme on dit
souvent, les changements des représentations engendrent des changements dans
les pratiques. François Dubet voit juste lorsqu’il affirme que :
« L’action est le produit d’un projet » Dubet (2002). Ainsi, des
idées fausses s’accompagneraient nécessairement de pratiques perverses, tandis
que des idées justes garantiraient des bonnes pratiques. Ces bonnes pratiques
soutiendraient la motivation des élèves.
La question de la motivation des élèves
Une des
fonctions latentes jouées par le redoublement et plus largement par les
pratiques d’évaluation normative consiste à motiver les élèves au travail
scolaire. En l’absence du redoublement, les enseignants et les enseignantes
risquent de faire face à un sérieux problème de motivation des élèves. Un peu
partout, les inquiétudes manifestées par les acteurs face à ce débat ont
toujours été le risque d’être confrontés à un manque de sérieux de la part des
élèves et de leurs parents, car selon certains la suppression du redoublement
décourage l’effort.
En effet, les
élèves fonctionnent à la note : « Les notes sont, pour le professeur, un moyen
de contrôler le travail et le comportement de ses élèves. L’évaluation renvoyée
à l’élève ou au groupe n’a jamais pour seule fin de situer chacun à son juste
niveau d’excellence. C’est un message, dont les fins sont pragmatiques »
(Perrenoud 1998). Ajoutons que l’évaluation est en mesure de jouer ce rôle de
« moteur essentiel du travail scolaire » à condition qu’il y ait une
conséquence, c’est-à-dire à condition qu’elle sanctionne en fin d’année une
réussite ou un échec.
Le redoublement
durant les premières années de la scolarisation a effectivement un coût non
négligeable. Ils sont nombreux les spécialistes de la pédagogie qui le voient
comme inutile. Les recherches en sciences de l’éducation s’accordent à dire que
le redoublement n’a pas les effets escomptés. Mais la vraie question à soulever
est de savoir changer pour mieux prendre en charge les difficultés
d’apprentissage.
Bref, dès que
l’élève fait face à des difficultés importantes d’apprentissage, un dispositif
d’accompagnement pédagogique devrait être mis en place afin de pallier et
remédier à ces problèmes. Si le redoublement n’est pas une solution, il faut
aussi craindre qu’une promotion automatique non encadrée devienne une
catastrophe.
Un mot sur la conjoncture actuelle
Dans un article
très intéressant écrit par l’ex-ministre de l’Education nationale, Monsieur
Nesmy Manigat, et publié par Le Nouvelliste en date du 02 avril 2020,
l’auteur insiste sur le fait que « bien plus que sauver l’année
scolaire, à tout prix, cette trop longue relâche scolaire nous fournit le temps
de repenser et de sauver les réformes urgentes qui doivent nous préparer à
mieux affronter ce nouveau monde incertain et complexe ». J’ajouterais que
penser les réformes scolaires est urgent, on est d’accord là-dessus. Mais cela
ne nous autorise pas à jetter à la poubelle les efforts fournis par les élèves
et leurs parents, les enseignants et enseignantes ainsi que tout le personnel
des établissements scolaires en vue de poursuivre à distance les activités
d’apprentissage dans un contexte aussi difficile.
À mon avis, la
façon de boucler l’année scolaire catastrophique en cours devrait se décider
dans la sérénité et surtout dans une large concertation. L’année scolaire
2020-2021 devrait intégrer les compétences et les apprentissages essentiels qui
n'ont pas pu être couverts cette année. Mais tout devrait être mis en œuvre
pour qu’aucun élève ne perde l’année.
Au moment
opportun, les élèves devraient être autorisés à reprendre le chemin de l’école
en s’assurant des mesures nécessaires afin de n’exposer personne au danger.
Tout cela dépend évidemment de la progression de la pandémie. Si par bonheur
elle était vaincue avant la fin de l’année scolaire, tous les élèves
retourneraient à l’école. Dans le cas contraire, il faudrait prévoir un
chevauchement sur une partie de la prochaine année scolaire, c’est-à-dire
retarder le début de la prochaine année scolaire afin de pouvoir boucler celle
en cours.
En bout de
ligne, la question de l’école se pose bien en termes de consensus minimum dans
la mesure où l’une de ses missions essentielles est la formation du citoyen ou
de la citoyenne et la consolidation du socle culturel sur lequel s’édifie la
nation. C’est aussi à l’école de préparer les nouvelles générations pour les
défis auxquels elles seront confrontées. Au XXIe siècle, ces défis sont réels,
complexes et pressants. Je me propose de les aborder dans un livre qui paraitra
prochainement. Ces travaux permettront de jeter un regard neuf sur le
système scolaire haïtien. Un coup d’œil sur les modalités utilisées dans
d’autres pays pour résoudre un problème auquel on voudrait apporter des
éléments de solution, peut susciter et éclairer la réflexion. Cela aurait pu
être le cas pour le débat actuel sur le redoublement dans le système scolaire
haïtien.
Pour aller plus
loin :
Dubet, F.
(2002). Le déclin de l’institution. L’épreuve des faits. Paris, Éd. du
Seuil, coll.
Perrenoud, Ph.
(1998). L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la
régulation des apprentissages. Bruxelles, De Boeck.
Nelson, A.
(2015). Sens de l’école et rapport au savoir en Haïti, C3Éditions,
Port-au-Prince
ÉDUQUER HAÏTI
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